L’esprit discret des rivières de Tahiti
Rédaction : Raimoana Tchin noa
Tu l’as peut-être déjà aperçue, glissant entre les pierres d’un cours d’eau, comme une ombre silencieuse. L’anguille, ou puhi en tahitien, n’est pas un simple poisson : elle est l’un des esprits des rivières. Présente, discrète, presque sacrée. En Polynésie, on ne chasse pas l’anguille. On la respecte. On l’observe. On la laisse vivre sa vie paisible dans les eaux fraîches, là où le monde visible touche l’invisible.
Certaines peuvent atteindre des tailles impressionnantes, jusqu’à deux mètres de long avec des yeux d’un bleu profond, presque hypnotique. Pour beaucoup, elles sont des messagères des dieux, symboles de fertilité, de prospérité ou d’équilibre.


Légende de l’anguille Royal de la Vaihiria à Mataiea
Dans les récits transmis de bouche à oreille, l’anguille n’est pas seulement une créature aquatique, c’est parfois une descendante des dieux. D’après les légendes, l’anguille porte l’abondance là où elle nage. Dans les vallées de Tahiti, notamment à Mataiea, une légende raconte qu’Ahu’ura, une femme de cette commune, s’unit au dieu Tetua’airoro. De cette union naquit un être mystérieux, non pas un humain… mais une anguille.
Effrayée, Ahu’ura tomba à la renverse, donnant son nom à la montagne voisine : Tetufera, qui signifie « à la renverse » en tahitien. N’ayant pas le cœur de la détruire, elle plaça l’anguille dans les eaux profondes du lac Vaihiria.
Un jour, un guerrier de Mahina, Tauarii, tomba nez à nez avec l’anguille en traversant une rivière. Curieuse et sans peur, elle s’enroula à sa jambe. Il la captura et l’amena dans un bassin à Papaoa (ancien nom d’Arue). Mais depuis ce jour, à Mataiea, tout se dérégla : pluies incessantes, arbres stériles, famines. Une femme du nom de Tauatea, comprit que la source du déséquilibre venait du lac. Elle promit au dieu (le dieu du lac) de lui ramener l’anguille. Sa fille, Teaha, célèbre danseuse, se rendit à Mahina et séduisit Tauarii. Pour récupérer l’anguille, Teaha imagina un stratagème : elle fit croire à Tauarii qu’elle était enceinte et exigea de la nourriture rare, jusqu’à ce qu’il parte en mer. Pendant son absence, elle plaça la tête de l’anguille dans une calebasse (hue) et la rapporta au lac Vaihiria. Un vieillard leur dit de le consacrer à l’anguille un marae qui sera nommé “Nuutafaratea” en le frappant de feuilles de “auti”. Après la cérémonie sacrée Nuutafaratea, l’anguille fut consacrée Fa’aravai a nu’u (anguille royale), et Mataiea retrouva l’abondance.
Un lien profond avec la mémoire polynésienne
Aujourd’hui encore, certaines familles ou vallées protègent “leur” anguille. On la nourrit, on lui parle, on la considère presque comme une ancêtre. C’est qu’elle représente plus que sa forme : elle est mémoire. Mémoire de l’eau, mémoire du temps. Elle nous rappelle que rien n’est figé, que tout glisse, évolue, et revient un jour à son origine. Et puis, elle nous enseigne quelque chose d’essentiel : qu’on ne peut pas tout prendre à la nature sans conséquences. Tant qu’elle nage dans les rivières de nos îles, le puhi nous murmure une leçon ancienne : vivre en paix avec l’eau, tous les être vivants, et les esprits du fenua.